Le Lac Blanc

Publié le par Driss

Le Lac Blanc

Lorsque Patrick, le responsable du comité d’entreprise, nous avait annoncé la possibilité d’un voyage au Québec, à la condition de réunir un groupe d’au moins douze personnes, je m’étais inscrite aussitôt. S’il était un endroit au monde que j’avais toujours eu envie de découvrir, c’était bien celui-là. Et lorsque mes proches avaient évoqué les longues heures d’avion, le froid glacial et le bonnet ridicule que j’allais devoir porter pour protéger mes oreilles, je leur avais ri au nez. « Le Québec ! Vous ne vous rendez pas compte ! »

Et mon rêve était sur le point de se réaliser.

Je rejoignis, dans le hall de l’aéroport, le petit groupe avec lequel j’allais bientôt passer une dizaine de jours.

Notre entreprise comptait presque deux cents personnes et nous étions loin de tous nous connaître, aussi Patrick fit-il les présentations de tous les membres de l’équipe. Ne connaissant que lui, je tentai de retenir les prénoms des personnes qui me semblaient les plus sympathiques.

– Je vais vous remettre à chacun une pochette contenant toutes les informations utiles pour notre séjour, annonça Patrick en joignant le geste à la parole. Et nous pourrons embarquer !

Une grande femme brune, accrochée au bras de son mari comme à une bouée de sauvetage, fit alors remarquer que nous n’étions que quinze sur les seize inscrits, mais Patrick nous expliqua que Christelle, qui devait partager ma chambre, s’était foulé la cheville.

– Tu vas faire des jalouses en ayant une grande chambre pour toi toute seule, plaisanta-t-il. Surtout auprès de celles dont le mari ronfle ! Plusieurs femmes du groupe se mirent à rire en regardant leur compagnon. Le groupe avait l’air sympathique, les vacances s’annonçaient bien. Je levai le pouce en souriant.

Durant le vol, je sympathisai avec une grande blonde prénommée Jessica. Agée d’une quarantaine d’années comme moi, elle s’avéra de bonne compagnie et, entre nos discussions, mon livre de poche et une petite sieste, je ne vis pas les huit heures de trajet passer. L’arrivée à l’aéroport de Québec, en revanche, fut un véritable choc. Nous étions prévenus, et donc chaudement vêtus, pourtant le froid mordant nous cueillit dès le sas de débarquement. Tout le monde grimpa dans le bus en ajustant écharpes et bonnets en riant. Il faisait – 20 degrés et la neige tombait dru. Un temps très couvert qui ne laissait rien deviner du paysage, d’autant que les vitres étaient couvertes de buée.

Le bus s’ébranla et le guide local commença par nous souhaiter la bienvenue, puis se mit à nous raconter avec enthousiasme l’histoire de cette jeune province, de sa colonisation par la vieille Europe, pour finir par nous faire part, non sans humour de quelques us et coutumes locaux. Ses anecdotes nous captivèrent durant tout le trajet vers « la pourvoirie ». Jessica demanda ce que ce terme signifiait et notre guide nous expliqua qu’il s’agissait du lieu où nous allions séjourner. L’établissement hôtelier proposait l’hébergement et organisait en parallèle de nombreuses activités en lien avec la chasse ou la pêche, même si, en cette période, les nôtres allaient plutôt être axées sur les activités en rapport avec la neige.

Car de la neige, il y en avait, et à perte de vue en plus. Au sortir du bus, le dépaysement fut total. La vue sur le lac Blanc était magnifique.

Un panorama à couper le souffle, où le vert saisissant des sapins bordant le lac tranchait avec la blancheur immaculée du manteau neigeux s’étalant à l’infini. Une image qui resterait à jamais gravée dans ma mémoire.

Le chalet principal était lui aussi remarquable, de par sa taille imposante et sa décoration chaleureuse et typique. A l’intérieur, du bois, du cuir, du feu dans la cheminée. Liam, un Québécois à l’accent très prononcé, nous accueillit avec bienveillance et procéda à notre enregistrement, avant de nous présenter son collègue Edwin, un grand blond aux joues rouges et à l’accent tout aussi marqué, qui serait notre accompagnateur pour toutes les sorties. Celui-ci en profita pour prendre la relève et nous expliquer les diverses activités planifiées cette semaine, ainsi que les « bonus » que nous pouvions nous offrir en supplément, tels la soirée « Fables et légendes amérindiennes » ou le vol en hydraski au-dessus de la région. Puis Liam nous conduisit aux quatre chalets destinés à notre groupe en nous laissant nous arranger entre nous pour l’attribution des chambres. Elles étaient toutes superbes, mais je choisis celle disposant d’un large bow-window, ces fenêtres en demi-cercle fréquentes en Grande-Bretagne, donnant sur le lac.

Le soir venu, après un dîner rapide car tout le monde était épuisé par le voyage, j’eus le plaisir de m’endormir face au lac Blanc, éclairé par un superbe ciel étoilé.

Le lendemain, après une longue balade en motoneige, emmitouflés dans d’épaisses double-combinaisons pour ne pas congeler sur place, nous eûmes la surprise de voir débarquer un drôle d’engin semblant tout droit sorti des années 1940. Croisement improbable entre une motoneige et un tank, le véhicule était équipé de skis à l’avant, de chenilles à l’arrière, de hublots sur les côtés et pouvait contenir jusqu’à six personnes. Ses phares ronds plantés comme des antennes lui donnaient un air de ressemblance avec la Citroën 2 CV.

– La Rolls des snowmobiles, lança Edwin en riant. Le B12 Bombardier !

Tout le monde éclata de rire.

– Je vous présente Pierre, ajouta-t-il tandis que le conducteur s’extirpait de son improbable machine.

Agé d’une soixantaine d’années, celui-ci avait tout de la caricature du vieux Québécois à l’humour pince-sans-rire.

– Sept d’entre vous partent avec Pierre pour la découverte amérindienne, nous informa Edwin. Le deuxième groupe partira demain après-midi.

– Si les ours ne nous ont pas grignotés d’ici là, ajouta Pierre avec un clin d’œil.

Je fus de ce premier voyage. Une demi-heure à subir calages et virages intempestifs dans le bruit assourdissant du vieux moteur, avant d’arriver au bivouac de Pierre, une cabane en bois aussi pittoresque que minuscule.

Après avoir ravivé son poêle à bois pour que nous puissions nous réchauffer un peu, notre hôte nous invita à nous asseoir autour de lui, sur des bancs et des rondins de bois, et nous servit du jus de caribou, une boisson locale à base de sirop d’érable, d’épices et d’alcool. Délicieusement vivifiant.

Tandis que nous sirotions notre breuvage, notre guide commença à nous narrer la vie des Amérindiens depuis le XVIIe siècle. Au bout de deux verres, nous avions ôté nos anoraks, au bout du troisième, nous buvions ses paroles. Un peu enivrée, je vivais les scènes qu’il décrivait comme si j’y étais.

– Quand ce jeune Français avança près du feu du camp, racontait Pierre de sa voix hypnotique, il ne vit personne. Pourtant, il pouvait sentir la présence des guerriers indiens autour de lui, en train de l’observer. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Malgré sa peur, il se retourna et…

La porte de la cabane s’ouvrit violemment, nous faisant tous sursauter et crier de peur. Sous le choc, je fis un bond en arrière et tombai de mon rondin.

Un grand gaillard barbu fit irruption dans la pièce, hilare, fier de sa petite blague.

– Et voici Charles, notre trappeur farceur ! lança Pierre en riant, aussitôt imité par tout le groupe, moi y compris.

– Désolé, s’excusa Charles en tendant une main vers moi pour m’aider à me relever.

J’acceptai son aide et ses excuses de bonne grâce, et notre guide reprit le cours de sa narration avec un sourire amusé.

Tout en écoutant ces histoires historico-romancées, j’examinai le trappeur du coin de l’œil. Avec sa haute taille, sa carrure massive, sa barbe hirsute et sa chemise à gros carreaux rouges et noirs, il correspondait exactement à l’idée que je me faisais du bûcheron canadien. En encore plus viril, mais en plus espiègle aussi, comme en témoignait son regard sombre et pétillant à la fois.

Il écoutait le récit de Pierre, adossé au mur et un verre de jus de caribou à la main, mais je savais qu’il avait remarqué que je l’observais. Au moment de rentrer à la pourvoirie, il nous accompagna vers le snowmobile et nous donna le programme du lendemain, de sa voix grave et rocailleuse.

– On se retrouve demain pour une sortie en raquettes, avec pêche sur glace et grillade de truites arc-en-ciel… Enfin, si vous parvenez à en attraper ! (Un murmure faussement indigné lui répondit et il leva la main en signe de reddition en riant.) Ensuite nous irons jusqu’à mon bivouac où je vous en dirai plus sur le métier de la trappe. Bonne soirée à tous et à demain.

Je grimpai dans le snowmobile, épuisée, mais impatiente d’y être. Le lendemain, malgré les – 25 degrés qu’affichait le thermomètre extérieur, le ciel était bleu et le soleil brillait, faisant miroiter la neige de milliers de petites étoiles scintillantes. Pierre fit la distribution des raquettes en fonction de notre corpulence et Charles s’agenouilla devant moi pour vérifier que mes fixations étaient bien accrochées. Peut-être une façon de se faire pardonner la petite blague de la veille. Mais à sa manière de me tapoter ensuite la cuisse pour me dire que tout était OK, je me mis à soupçonner autre chose…

 
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